Johan : “Mon alter ego a été une libération pour mon art”

Nous avons rencontré Johan Aka Luna, pionnière du voguing à la Réunion. Son parcours inspirant met en lumière le challenge que représente être soi, lorsqu’on est à l’intersection de plusieurs discriminations.
Peux-tu te présenter ?
Je suis Johan, mais mon nom d’artiste, c’est Luna. Je danse depuis tout petit, j’ai grandi dans la musique, mon père était musicien. Depuis tout jeune, j’ai été baigné dans la culture musicale. Mes sœurs dansaient beaucoup. Très vite, j’ai commencé à imiter les artistes que je voyais à la TV, que ce soit Michael Jackson, Usher, Beyoncé… J’ai toujours dansé, jusqu’à me professionnaliser et transmettre mon savoir.
Aujourd’hui, je suis chorégraphe, je danse dans une troupe qui a 14 ans, In Motion Crew. À côté, j’ai une compagnie, la maison Laveaux, qui est l’une des premières compagnies de voguing à la Réunion.
Est-ce que tu te rappelles de ta toute première scène ?
C’était au Port, je dansais dans une association de quartier, ils proposaient plein d’activités pour les jeunes. On était 4 ou 5 à danser ensemble, et c’était le gala de fin d’année. Je me rappelle du niveau de stress qu’on avait tous, alors qu’avec le recul ça me paraît très banal maintenant. Être stressé pour un événement aussi petit, ça veut dire qu’on avait déjà envie de faire les choses bien. Danser, ça comptait beaucoup pour moi déjà à l’époque. C’est à ce moment que j’ai réalisé que la danse allait prendre une place importante dans ma vie, et je n’ai jamais arrêté depuis ça.
Au collège, je faisais partie des groupes UNSS danse, on dansait toujours après les cours. J’ai d’abord appris les bases du breakdance (rires), ça peut être surprenant pour ceux qui me connaissent. Je me suis vite rendu compte que ce n’était pas un style fait pour moi, le vocabulaire ne me correspondait pas, il y avait des choses différentes que je voulais exprimer avec mon corps, alors j’ai commencé m’intéresser à la danse “debout”.
Dans les groupes de danse, les garçons étaient majoritairement des breakers, et les filles dansaient “debout”. Et puis il y avait moi. C’est en observant ça que je me suis rendu compte que je n’étais pas comme tout le monde. Je m’exprimais mieux dans les styles de danse plus féminins. Dans mon expression, dans mon attitude, j’étais différent.

Peux-tu nous raconter tes débuts dans le voguing ?
C’était particulier, car c’était l’année où on gagnait tout avec mon groupe In Motion, et je devais partir en métropole. J’ai déménagé à Toulouse pour mes études. Je voulais continuer la danse à côté. C’était compliqué de garder le lien avec le crew. Tout le monde n’avait pas la même motivation. Je me suis alors concentré sur ma carrière solo. J’allais souvent à Paris pour voir ma famille et lorsque j’étais à là-bas, je prenais beaucoup de cours de danse.
J’y ai découvert le voguing, en détails, au-delà de YouTube. C’était un peu une renaissance. J’ai rencontré les gens de la communauté Ballroom, et tous les mercredis, j’allais au Wanderlust avec mes amis. Je voyais en live tous les gens que je voyais auparavant sur YouTube, j’étais vraiment comme un fan. C’était comme dans ces films clichés où la danseuse classique découvre un battle de hip-hop et se dit “c’est ça que je veux faire”. Pour moi, voir toutes ces personnes qui sont marginalisées se retrouver et s’exprimer ensemble, sans jugement, ça m’a fait comprendre que c’était là que je voulais être.
Il y a un côté très compétitif, mais sans jugement. S’il y a un jugement, ce ne sera jamais pour te dénigrer ou te tirer vers le bas, mais pour t’aider à te surpasser. C’était la mentalité que j’avais déjà depuis jeune, dans un cadre libre d’expression.
Lors de mon premier ball, je découvre les différentes catégories et je demande ce que c’est que “Baby Vogue”. On me répond “c’est une catégorie pour toi !” et on me pousse à participer. Alors, j’y vais. J’improvise, j’essaye de mettre en pratique tout ce que j’ai appris. Et là, tout le monde se lève, on m’applaudit. Je suis surpris parce que, ils ne me connaissent pas. Ils ont coupé la musique pour me demander qui je suis et d’où je viens. J’ai ressenti beaucoup d’amour et je me suis senti à ma place. Ce sentiment-là, c’est ce que je voulais partager avec à la Réunion.
Je sais que pendant les années 2010, beaucoup de personnes queer ont quitté la Réunion parce qu’il n’y avait pas cet espace-là. Il y avait un besoin d’inclusion. Quand je suis rentré sur l’île en 2021, j’ai vu qu’il y avait déjà un gros changement dans les mentalités concernant la communauté LGBT. J’ai commencé à mettre en place des cours de danse, je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait du monde. À chaque fois, c’était complet, mais surtout, rempli de personnes LGBT, et pas forcément des danseurs.
Lorsque j’enseignais à Toulouse, je retrouvais souvent des danseurs qui étaient là simplement pour ajouter “voguing” à leur CV. Ils ne s’intéressaient pas au mouvement, ils étaient là par intérêt. Ici, les gens étaient là pour pouvoir s’exprimer. Et ensuite, dans les premiers Balls à la Réunion, les gens ont vu la magie se dégager de la communauté LGBT. Ce que je veux, c’est que les gens n’aient plus peur de venir dans des balls. qu’ils ne se disent pas que c’est “trop gay”, mais que ce soit juste un espace où les gens se sentent libres, sans jugement.
Quelles sont les valeurs que tu transmets à travers tes cours de danse ?
Comme la majorité des personnes qui viennent prendre mes cours sont des personnes LGBT, et pas forcément des danseurs, j’essaie de les aider à retrouver confiance en eux et en elles.
Déjà, juste le fait de venir à un cours de danse, de payer, de s’organiser, faire la route pour venir, c’est énorme pour moi. Tu contribues à quelque chose, sans t’en rendre compte. Pour ça, j’essaie de remercier au maximum les gens et de les célébrer. Même si le mouvement n’est pas très bien effectué là aujourd’hui, je sais qu’avec du travail et de la répétition, ce sera beaucoup mieux.
La plupart de mes élèves vivent ça, certains arrivent le premier jour avec deux pieds gauches, galèrent sur un duck walk, c’est dur. Mais à la fin, ce sont des personnes totalement différentes. C’est ça que j’aime énormément dans mon travail de chorégraphe. J’aime voir le processus, voir à quel point on peut commencer de rien, pour arriver à un produit fini, et aussi à une personne qui a beaucoup plus confiance en elle, qui est sûre dans ses chaussures, et qui est affirmée.
C’est plus que de la danse. Je deviens un accompagnateur, un peu comme un coach. Et ça impacte non seulement leur danse, mais aussi leur quotidien. Certaines choses qu’ils n’osaient pas faire par manque de confiance leur semblent beaucoup plus faciles maintenant.
Parlons de ton alter ego : quelle est la différence entre Johan et Luna ?
Luna, c’est un personnage que j’ai dû créer pour pouvoir me débloquer dans ma vie. C’était une libératrice. Depuis jeune, à chaque fois que je devais aller sur scène, j’avais besoin de me mettre dans un coin, de prendre le temps de me recentrer, un peu comme de la méditation. Lorsque je montais sur scène, je devenais quelqu’un d’autre, un performeur. Ce personnage, à l’époque, n’avait pas de nom.
Lorsque j’ai découvert le voguing, ma coach, Lasseindra, m’a dit “Là, tu danses. Je ne veux pas que tu danses, je veux que tu vogues.” Dans le voguing, il y a un rapport particulier à la féminité. J’ai dû déconstruire ce que j’avais appris dans le hip-hop, et c’est là qu’est née Luna.
Quand on me demande mes pronoms, j’aime dire “Johan, c’est il, Luna, c’est elle.” Luna, c’est cette femme forte, cette performeuse, celle qui n’acceptera jamais “non“ comme réponse, celle qui va toujours de l’avant. En revanche, Johan, c’est quelqu’un de très timide, de chill. Il est dans son coin, il joue aux jeux vidéo. Ces deux personnes ont un lien, c’est la créativité, l’envie de créer des choses. Aujourd’hui, je sais faire le lien entre les deux.
Par exemple, je vais utiliser Luna quand j’ai un entretien d’embauche, ou quand j’ai besoin de montrer un peu plus de personnalité. Au contraire, quand j’ai pas besoin d’en faire des tonnes, Johan prend le relais. Sur scène, c’est Luna. Elle m’aide à aller dans mes retranchements, chose que je ne pouvais pas faire avec Johan, parce qu’il est trop timide pour ça. Luna, au contraire, elle veut choquer les gens, elle veut les faire parler.
Au final, je me rends compte que Luna prend une très grande place dans ma vie. Ce n’est plus vraiment un alter ego, c’est moi. Tu peux m’appeler Luna ou Johan, peu importe… mais tu auras une réponse différente (rires).
Quelle a été ta plus belle expérience de danse ?
Pour moi, chaque moment où je monte sur scène est une nouvelle étape. Le tout premier show a été significatif pour moi. J’ai aussi eu une expérience moins positive, mais qui a créé mon mindset.
Je devais faire un show dans le cadre scolaire, et j’ai reçu mes premières critiques. Je monte sur scène pour faire mon solo, et là j’entends des gens qui parlent de mon corps, de mon poids, de mon attitude efféminée. C’était à la fois homophobe et grossophobe. C’était cru, il y avait des insultes.
Tout le public l’entend, je l’entends aussi, les parents sont choqués. J’avais le choix, c’était soit m’arrêter, quitter la scène et pleurer, soit continuer à danser. Alors, qu’est-ce-que je fais ? Je danse. C’était ça ma réponse face à cette négativité.
La danse, ça a vraiment été mon arme, mon bouclier, mon moyen de braver toutes cette homophobie et cette grossophobie. Ce moment-là a été déterminant pour moi. Je me suis dit “Ces gens vont toujours être là, ils vont toujours te critiquer. Est-ce que tu fuis ou est-ce que tu vas de l’avant ?” Alors, je vais de l’avant. Et depuis ça, je ne me suis jamais arrêté.
Dirais-tu que tu mènes aujourd’hui la vie que tu rêvais de mener quand tu étais petit ?
Pas encore… mais on y arrive. À la Réunion, on a une façon de penser particulière. On pense au regard des autres avant de penser à soi.
J’ai réussi à créer un environnement où je suis entouré de personnes qui me soutiennent et surtout, de personnes qui ne se focalisent pas sur ce que les autres ont à dire sur moi. C’est déjà une très bonne chose. C’était un travail, une déconstruction de la mentalité qu’on avait au départ.
Dans la tradition, il y a aussi le fait de devoir absolument faire des études, avoir son permis, avoir un travail, fonder sa famille, avoir sa maison, etc. Aujourd’hui, j’ai 28 ans et je suis artiste. Et c’est ce que j’ai toujours voulu faire. Je suis content de voir que je peux le faire et qu’on me soutient, que c’est respecté, que ça paye, et qu’en plus ça a un impact sur l’île. Je pense que le moi du passé serait très fier.
Là, mon objectif, c’est de viser les personnes qui me ressemblent et qui ont peur de venir dans ces espaces, qui ont peur d’être mal vus, d’être jugés. Je veux qu’il se disent qu’ils ne sont plus seuls, qu’ils peuvent s’exprimer, que ces espaces existent maintenant.
Si tu es une personne queer qui aimerait t’exprimer dans la danse, la mode, la beauté, laisser sortir ta part de féminité ou de masculinité, c’est possible. Des événements sont organisés dans les quatre coins de l’île. Moi, mon rôle dans cette culture, c’est que cet endroit reste une safe space pour tout le monde. Que tu sois petit, grand, gros, gay, trans, lesbienne, non binaire, maintenant, il y a un endroit où tu peux t’exprimer.
À la Réunion, maintenant, on n’a plus peur de rien, parce qu’on se soutient. On est ensemble. Si tu veux t’exprimer, c’est maintenant.
Abonne-toi à @spectre.lemag sur les réseaux sociaux pour plus de contenu qui met en avant les queer de La Réunion !
Ces articles pourraient te plaire
- All Posts
- Lifestyle
- Actus

